L’histoire de la reconstruction architecturale et urbaine des « villes - ponts » du Val de Loire a jusqu’à présent suscité peu d’intérêt sur le plan régional, comme sur le plan national. Pourtant, le caractère expérimental de la Reconstruction dans les villes d’Orléans, Gien, Châteauneuf-sur-Loire ou Sully-sur-Loire ou encore de Tours et de Saint-Pierre-des-Corps avait fait de ces chantiers des précurseurs des nouveaux styles de la reconstruction tels qu’ils vont être pratiqués au niveau national.
La Maison de l’Architecture du Centre Val de Loire avait organisé entre 2015 et 2016 avec un certain nombre de partenaires (DRAC Centre Val de Loire, CAUE du Loiret et de l’Indre et Loire, Inventaire du Patrimoine de la région Centre Val de Loire) plusieurs expositions (Église Saint Germain à Sully-sur-Loire, Frac Centre Val de Loire, Orléans, Hôtel Goüin, Tours) sur l’histoire de la reconstruction architecturale et urbaine dans les départements du Loiret et de l‘Indre et Loire entre 1940 et 1960.
Ces expositions avaient retracé pour la première fois les grands jalons architecturaux et urbains de la Reconstruction en Touraine et dans le Loiret1
. Elles se sont focalisées sur des villes les plus touchées par les destructions dévastatrices de la seconde guerre mondiale: Orléans, Gien, Sully-sur-Loire, Châteauneuf-sur-Loire, Tours, Saint-Pierre-des-Corps ou encore le village de Maillé qui comme Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne) était victime le 25 août 1944 d’un massacre perpétré par les troupes allemandes.
Ce que l’on appelle la « Reconstruction » se décline en deux périodes distinctes : les politiques officielles du régime de Vichy entre 1940 et 1944 et celles, après la Libération, portées par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) qui vont durer, en Touraine et dans le Loiret, jusqu’au début des années 1960.
Les expositions avaient montré combien, par-delà les similarités, l’approche néo-rurale et néo-régionaliste fortement idéologique mise en avant par la Révolution nationale pétainiste, va être dépassée, après la Libération, par la diversité des approches créatives des architectes de la seconde Reconstruction qui vont chercher à redonner à chaque ville une nouvelle identité par l’invention de véritables « ordres » architecturaux.
Elles ont fait ainsi ressortir l’affirmation des grands principes d’une architecture néo-régionaliste, ou encore d’un modernisme classicisant, ainsi que l’émergence d’une première forme d’architecture modulaire, qui est articulée en matière d’urbanisme avec des grands principes développés dans la Charte d’Athènes en 1943, sous la direction de Le Corbusier2
.
La crise du logement ne cessant de grandir, cette phase s’achèvera brusquement à la fin des années 1960, quand il sera décidé la mise en place d’un plan national d’industrialisation du logement à grande échelle.
L’invention d’un style pour chaque ville : néo-rural, néo-régionaliste, classicisme revisité et architecture modulaire
Le pedigree des architectes, fortement imprégné par l’étude de l’architecture académique, permet de comprendre pourquoi la seconde Reconstruction se traduira par l’invention de véritables « ordres » architecturaux donnant à chaque ville sa propre particularité stylistique.
Pour l’architecte Pol Abraham qui reconstruit une partie du centre-ville d’Orléans cette démarche semble être une nécessité plus qu’architecturale, car il souligne que, « face aux pertes et destructions, ces nouveaux ordres pourront rendre moins cruel le souvenir de tant choses de qualité à jamais disparues ». Dès lors, l’invention de nouveaux styles architecturaux relève moins d’un exercice formel que de la nécessité de secourir la mémoire collective perdue en créant une image unifiée propre à chaque « ville martyre ». Dans l’esprit rationaliste de l’époque, cela signifie la création d’une nomenclature cohérente qui systématise les proportions, les élévations, les matériaux, bref, l’ensemble des éléments du vocabulaire architectural. Cette recherche fondatrice singularise, dans le contexte national, les villes d’Indre-et-Loire et du Loiret. Le vocabulaire déployé décline aussi bien un langage néo-rural (Maillé), néo-régionaliste (Gien, Sully-sur-Loire) ou encore une forme de classicisme revisité (Tours, Orléans) et allant jusqu’à l’invention d’un style pour définir une architecture modulaire ou préfabriquée avec les chantiers d’expériences à Orléans.
Certes, les stratégies adoptées pour cette seconde phase s’inscrivent dans le prolongement des premières projections imaginées sous Vichy. Mais loin de tout régionalisme doctrinaire, elles cherchent à réinventer un langage architectural qui témoigne de la profondeur de l’héritage historique des villes sans référence formelle directe et littérale.
De nouvelles icônes de la modernité
Néanmoins, contrairement à ce que l’on peut constater dans les villes reconstruites du Loiret qui se distinguent plutôt par leurs effets d’ensemble − que ce soit à Gien selon l’approche architecturale d’André Laborie, à Sully-sur-Loire (architectes Georges Blareau, Léon-Emile Bazin) ou dans les îlots laboratoire de la reconstruction d’Orléans sous la direction de l’architecte Pol Abraham, c’est la qualité architecturale de certains bâtiments, véritables monuments de l’architecture du XXe siècle, qui en Touraine est frappant. Citons à cet égard le nouveau bâtiment de l’Imprimerie Mame, conçu en 1953 par l’architecte Bernard Zehrfuss, avec les magnifiques sheds en aluminium de Jean Prouvé, un premier exemple emblématique de l’architecture tourangelle de la Reconstruction. Citons le Palais des sports de Jean et Charles Dorian, Pierre Lacape et Jacques Lemaure de 1953, ou la bibliothèque municipale de Tours construite entre 1954 et 1957 par Pierre Patout, Jean Dorian et Charles Dorian. Citons également des bâtiments plus discrets mais non moins remarquables, comme la très avant-gardiste école des Sablons à Saint-Pierre-des-Corps de Jean et Charles Dorian, réalisée en 1950 avec l’ingénieur Jean Prouvé. Nous avons affaire ici à de véritables bâtiments iconiques de la modernité architecturale française. Ils démontrent clairement que la Reconstruction ne concerne pas uniquement la construction de logements en urgence, mais aussi la réinvention de nouveaux repères symboliques pour la ville de demain.
La reconstruction comme laboratoire d’expérimentation
L’urgence de la reconstruction impose la mise en œuvre de procédés techniques inédits. La France a peu d’expérience dans le domaine de la rationalisation et de l’accélération des procédés de fabrication du bâtiment qui se développe sur un plan international, en particulier aux États-Unis, dès les années 1920. Les premières expériences appliquées françaises remontent aux années 1930, tandis que la recherche véritable sur leur mise en œuvre ne commence qu’à partir de 1943. Avant 1945, le CTRI (Comité technique à la reconstruction immobilière) met en place plusieurs concours pour valoriser les nouveaux procédés de construction des bâtiments d’habitation. Pol Abraham, nommé en 1944 architecte en chef de la reconstruction d’Orléans en devient l’un des principaux acteurs. Il publie en 1946 le REEF, le premier « Répertoire des éléments et ensembles fabriqués du bâtiment », véritable manuel sur les techniques industrialisées et standardisées. La « préfabrication » du béton devient le mot d’ordre d’un nouveau secteur industriel.
Dans cet esprit, le MRU lance, à partir de 1944, de véritables « laboratoires urbains », les « chantiers d’expériences ». Orléans, entre 1944 et 1949, est l’une des toutes premières villes où un « chantier d’expériences » se met en place en France, sur la base des recherches menées par Pol Abraham. Le premier prototype utilisant un procédé novateur est conçu pour l’îlot 4. Il s’agit de « la substitution aux procédés traditionnels de façonnage sur le tas, des méthodes de préfabrication-montage » (Pol Abraham, 1945). Les méthodes nouvelles utilisées ici anticipent de manière décisive le mouvement d’industrialisation qui va transformer en profondeur les techniques du bâtiment qui conduiront à la création des « grands ensembles ».
Projeter la ville de demain
Les villes-ponts du Loiret et d’Indre-et-Loire bénéficient dès l’été 1940 de l’aide gouvernementale pour la reconstruction. Pour le Loiret, c’est le préfet Jacques Morane qui fait élaborer les plans pour les villes les plus touchées, dont Orléans et Gien. L’urbaniste Jean Royer en est la figure-clé.
Pour l’Indre-et-Loire, le projet de reconstruction de la ville de Tours datant d’avant 1944 est étendu après la Libération aux autres communes sinistrées, notamment Saint-Pierre-des-Corps et Maillé. L’architecte-urbaniste Camille Lefèvre, suivi par l’architecte-urbaniste Jean Dorian, va élaborer les projets urbains qui vont devenir les paradigmes de la reconstruction des villes tourangelles avant et surtout après la Libération. Leurs plans sont une critique radicale de l’urbanisme de l’entre-deux-guerres : centres-villes insalubres, prolifération des taudis, développement non contrôlé des villes dites « tentaculaires », absence généralisée de plans d’ensemble. Royer, Lefèvre puis Dorian et Coulant (pour Maillé) proposent un système d’unification et de simplification urbaine qui n’est pas sans faire écho à la politique autoritaire en vigueur entre 1940 et 1944. Leur approche est centrée sur une conception viaire (en réseau) du plan d’urbanisme et sur une dissociation rigoureuse des unités fonctionnelles que doit satisfaire une ville moderne : les quartiers réservés au travail, à l’habitation, aux loisirs et aux infrastructures. La ville, à l’échelle de son territoire, est conçue comme un organisme complexe capable d’anticiper sur son évolution et sa croissance future. Aucune ville ne sera reconstruite à l’identique. La base de la reconstruction après 1944 est de combiner l’impact historique des villes anciennes avec les conceptions modernistes, ce qui permet de créer pour chaque ville une approche spécifique malgré le recours à des conceptions et des méthodes similaires.
Ces expositions ont permis de redécouvrir et de revisiter un patrimoine architectural parfois encore méconnu aujourd’hui3 . Elles ont également pu mettre le focus sur l’oeuvre de nombreux architectes locaux ou de renommée nationale, responsables, en grande partie, de la physionomie des villes-ponts du Loiret et d’Indre-et-Loire. Les expositions ont ainsi essayé de créer une nouvelle perception sur ces ensembles urbains et ses bâtiments iconiques qui peuvent, par leur relecture, avoir de manière inévitable un impact sur la production architecturale et urbaine contemporaine. Le meilleur exemple est certainement à Tours où la grande nef de 1958 de l’ancienne école régionale des Beaux-arts des architectes Jean Patout, Maurice, Pierre et Jacques Boille est aujourd’hui magnifiquement réhabilitée en Centre de Création Contemporaine Olivier Debré par les architectes Manuel et Francisco Aires Mateus, permettant ainsi de continuer l’écriture architecturale de ville en puisant dans son patrimoine de la Reconstruction.
- Il faut cependant citer la thèse de doctorat d’Anne-Sophie Godot, « Urbanisme et Architecture de la Reconstruction dans le Loiret (1940 – 1954) », soutenue à l’Université Paris IV en 2009, sous la direction de Bruno Foucart. ↩
- Groupe CIAM France, La Charte d’Athènes. Urbanisme des C.I.A.M, Éditions Plon, Paris 1943. ↩
- Une grande exposition organisée par le Jeu de Paume au Château de Tours en 2011 avait su faire redécouvrir le travail inédit du photographe Henri Salesse au sein du Ministère de la Reconstruction et de l’urbanisme (MRU)Mouchel, Didier (dir.) Jeu de Paume ; Photographies à l’œuvre. Enquêtes et chantiers de la reconstruction. 1945-1958. Livre de l’exposition réalisée au Château de Tours. Du 26 novembre 2011 au 20 mai 2012, Editions du Point du Jours, Cherbourg Octeville, 2011. Depuis 2010, l’Inventaire du Patrimoine de la région Centre Val de Loire avait déjà lancé des premières études concernant la reconstruction des villes de Blois, Tours, Châteauneuf-sur-Loire et Sully-sur-Loire. Voir aussi Hugo Massire, « 1914 – 1959. Le progrès et le souvenir », in : Jean-Baptiste Minnaert, Tours, métamorphoses d’une ville. Architecture et urbanisme XIXe – XXIe siècles, Éditions Norma, Paris 2016, p. 159 – 221. ↩